mardi 4 octobre 2011

Le livre d'octobre: "The Corner", partie 1 (David Simon & Ed Burns)

"Quand je serai grand, je serai David Simon". 

Cette phrase, j'ai eu l'occasion de la dire, de l'écrire, un bon nombre de fois ces dernières années. Celui que l'on connaît d'abord comme le créateur de The Wire, Generation Kill et Treme est un homme qui sait mêler les mots et les maux. Un auteur rare, un de ces observateurs de la nature humaine dont les paroles trouvent un echo profond en vous. Et cela depuis de nombreuses années. A la télé mais pas seulement.

Ancien journaliste du Baltimore Sun, Simon est aussi l'auteur d'enquêtes richement documentées et peu connues en France. La première, Homicide: A year in the killing street, est le livre dont Barry Levinson a extirpé une adaptation sous forme de série télé pour NBC dans les années 90 (avec l'aide de Tom Fontana).
La seconde, The Corner: A Year in the life on an Inner City Neighbourhood, co-écrite avec Ed Burns, ex-flic devenu par la suite enseignant à Baltimore, a elle aussi été adaptée pour le petit écran (par l'auteur-scénariste lui-même) à travers une mini-série diffusée sur HBO en 2000.

Un funeste bal, une mélodie entêtante
Si le premier ouvrage n'a toujours pas été traduit en France (sorti en 1991, il a reçu un Edgar award et est toujours commandable en VO sur Amazon), The Corner est arrivé cette année sur les étagères des librairies françaises (une bonne idée que l'on doit aux éditions Florent Massot). Sous-titré Enquête sur un marché de la drogue à ciel ouvert, il fait l'objet de deux tomes dont le premier, évoquant des événements survenus en hiver et au printemps de l'année 1993, est sorti début 2011 (le second sort ce mois-ci).

Authentique plongée dans un coin abandonné par le rêve americain, The Corner vous emmène à Baltimore Ouest, au coin des rues Fayette et Monroe. Là où nuit après nuit, jour après jour, dealers, rabatteurs, testeurs et junkies perpétuent le funeste bal du commerce de la drogue.
Une danse macabre dont le rythme ne s'arrête pas aux poignées de mains scellant la transaction. Car le trafic de drogue, telle une marée noire, avance résolument et inexorablement. Contaminant tout sur son passage.

Fayette et Monroe, troublant trou noir
Frappé de plein fouet par le chômage, Baltimore Ouest possède un impressionnant taux de chômage. Et la seule activité qui prospère, c'est la vente des Blue Tops ou des Big Whites qui a changé la majeure partie des habitants en zombies. Plus qu'un simple croisement de rues où on palpe des billets à longueur de journée, le Corner est une véritable entité qui structure tout autour d'elle. Relations familiales en déliquescence (les fils travailleurs deviennent des épaves sans volonté, puis des pères absents), relations amoureuses vidées de toute dimension symbolique, rapports professionnels inexistants... le Corner est un trou noir qui happe tout et tout le monde. Qui déstructure et vide l'existence de tout sens.

Les singulières Simon Stories
La grande force de ce roman-enquête, c'est de décrire de façon méthodique, implacable et très structurée les conséquences de cette activité (et toutes ses ramifications) sur un quartier en crise. Si c'est une citation de Kafka qui ouvre le récit, il n'y a d'ailleurs pas de hasard: Simon et Burns dépeignent avec maestria la prééminence d'un système qui déchire les corps et écrase les âmes. Et contre lequel la lutte paraît vaine.

Mais là où cet ouvrage devient carrément épatant, c'est que ceux qui en sont les auteurs entremêlent subtilement des faits et une construction dramatique. Quelque part, certains trouveront cela gênant, à ne pas savoir où commence la réalité et où s'arrête la fiction... Mais on retrouve au fil des pages les caractéristiques du succès des Simon Stories, avec des personnages qui font figures d'icônes et des éléments d'analyse qui renvoient directement au monde dans lequel nous évoluons.

Lutte désespérée
à Baltimore Ouest...

Gary McCullough, fils prodigue brisé par le serpent de l'addiction qui se love dans ses entrailles; son ex, Fran, une mère qui veut porter les valeurs qui doivent permettre à ses enfants de ne pas sombrer mais qui ne peut décrocher; DeAndré, leur fils malin mais fragile face aux lois d'attraction du Corner, son pote RC qui ne cesse de hurler et qui est écrasé par la violence de son quotidien; Ella Thompson, qui a sur ses frêles épaules les espoirs d'un système éducatif qui n'a pas les armes pour mener un combat équitable; Bob Brown, flic qui refuse absolument de se résigner et coffre les junkies comme Don Quichotte combattait les moulins à vent (alors que le système pénal est complètement défaillant)... Tous ces visages, toutes ces trajectoires, vous allez les croiser dans un livre qui s'appuie aussi bien sur des données historiques que statistiques, et qui est remarquablement articulé dans sa réflexion. Un récit-témoignage mais aussi un vrai livre d'auteur, dans lequel ses deux plumes ne sont jamais avares de formules puissamment évocatrices et subtilement écrites.

Flics, dealers, profs, ados, parents, enfants, junkies... le Corner les aura tous. Et il vous aura, vous aussi.
Vous devez lire ce livre.

Bien à vous,
Benny

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